27.
Le coup de balai de Niout la Vigoureuse ne faiblissait pas. À plusieurs reprises, elle avait tenté de prendre d’assaut le bureau de Kenhir qui éprouvait de plus en plus de difficultés à préserver son domaine. La petite peste prenait de l’assurance, discutait les ordres et n’en faisait parfois qu’à sa tête. Mais comme sa cuisine demeurait excellente, le scribe de la Tombe ne voyait plus comment se passer d’elle.
— Le facteur vient d’apporter cette lettre pour vous, dit-elle en lui remettant un papyrus marqué au sceau de Méhy, administrateur principal de la rive ouest.
Kenhir le lut aussitôt.
Formulée en termes polis, il ne s’agissait pas moins d’une convocation impérative pour le lendemain.
— Je dois sortir, dit le scribe à sa servante.
— Le déjeuner est presque prêt.
— Je ne serai pas long.
Kenhir trouva le maître d’œuvre à l’atelier de sculpture où il étudiait quelques modèles de statues proposés par Ouserhat le Lion.
— Je suis convoqué par Méhy, lui apprit-il.
— Est-ce anormal ? demanda Néfer.
— Non, il ne fait que se conformer aux devoirs de sa charge. Qu’il désire s’entretenir avec moi n’a rien d’illégal, mais je ne suis pas obligé de répondre à sa demande.
— En éconduisant ce Méhy, ne risquez-vous pas de créer des tensions inutiles ?
— On peut le craindre. D’après mes renseignements, ce personnage exerce ses fonctions avec beaucoup de compétence et de sérieux. De plus, il devrait être notre principal protecteur contre d’éventuels tracas administratifs et il vaudrait mieux s’attirer ses bonnes grâces.
— Vous ne semblez pourtant guère désireux de le rencontrer.
— C’est vrai, reconnut Kenhir, car je redoute d’éventuelles exigences de sa part. Comme la plupart des hauts fonctionnaires, il ne peut pas comprendre le rôle de notre confrérie et il voudra sans doute restreindre ce qu’il considère comme des privilèges. En ce cas, notre conversation s’interrompra de manière brutale. Ce Méhy devra admettre qu’il n’a aucune prise sur nous et qu’il n’obtiendra aucune concession.
Le portier de la somptueuse villa de Méhy s’inclina devant le scribe de la Tombe et fit appeler l’intendant qui accourut.
— Mon maître vous attend, dit-il en s’inclinant à son tour. Si vous voulez bien me suivre...
L’intendant laissa à sa droite l’entrée des domestiques pour s’engager dans une allée dallée et bordée de caroubiers. Elle se prolongeait par un grand jardin au centre duquel avait été aménagée une pièce d’eau.
Dès qu’il eut franchi le seuil de l’imposante demeure, Kenhir fut convié par deux serviteurs à s’asseoir sur un siège bas. Ils lui lavèrent les mains et les pieds, les essuyèrent avec des linges parfumés et lui offrirent une belle paire de sandales.
Puis l’intendant fit traverser au scribe de la Tombe une antichambre dont le plafond orné d’entrelacs végétaux était supporté par deux colonnes de porphyre, et il l’introduisit dans une vaste salle à quatre colonnes décorée de scènes de chasse et de pêche dans les marais.
— Maître, votre invité.
Vêtu d’une chemise plissée à la dernière mode et d’un pagne long maintenu par une ceinture de cuir, Méhy posa son écritoire et vint à la rencontre de son hôte.
— Mon cher Kenhir, quel plaisir de vous rencontrer ! J’ai préféré que nous conversions en privé, chez moi, plutôt que dans le cadre un peu guindé de mes bureaux. Et je vous ai réservé une petite surprise...
Sur une table basse, une amphore rouge portait la mention : « Vin blanc de l’oasis de Khargeh. Ramsès, an 5 ».
L’échanson remplit deux coupes et s’éclipsa.
— Un cru exceptionnel datant de l’année où Ramsès le Grand a vaincu les Hittites à Kadesh ! Entre nous, il ne m’en reste que trois jarres... Goûtons-le, voulez-vous ?
Kenhir prit place dans un siège à pattes de lion d’une excellente facture, comme l’ensemble du mobilier. Le nouveau général aimait la richesse et il ne se privait pas de l’étaler. Enjoué, chaleureux, il savait mettre ses hôtes à l’aise. Mais son charme n’opérait pas sur Kenhir le Bougon qui, cependant, apprécia à sa juste mesure l’exceptionnel vin blanc dont le fruité était digne d’admiration.
— Souhaitez-vous des fruits ou des gâteaux ?
— Je me contenterai de ce grand cru. Une merveille, vraiment.
— Faire plaisir à un ami est une des joies de l’existence ! Par chance, nous vivons dans un pays où l’on sait produire des vins de cette qualité-là. Me permettez-vous de m’enquérir de votre santé ?
— Je ne suis plus un jeune homme, mais la bête est solide et aucun mal sérieux ne l’affecte.
— Buvons à notre longévité !
La deuxième coupe était aussi délicieuse que la première.
« S’il tente de me soûler, pensa Kenhir, il risque d’être déçu, à moins de vider une bonne partie de sa cave. Et ce n’est pas la crainte de la goutte qui me fera reculer. »
— Vous savez peut-être que Pharaon m’a confié deux fonctions, celle de général des forces armées thébaines et celle d’administrateur principal de la rive ouest. Dans son esprit, elles sont liées, car j’ai le devoir d’assurer la sécurité de cette région aux innombrables richesses ; et j’ai bien l’intention de remplir ma mission sans faillir. Elle vous concerne d’ailleurs directement, puisque la Place de Vérité fait partie des entités administratives de mon territoire.
— Elle se situe bien sur la rive ouest, rectifia Kenhir d’un ton rogue, mais elle ne dépend que de Pharaon.
— Certes, mon cher, et c’est la règle depuis sa fondation ! Mon rôle consiste simplement à la protéger de toute atteinte, en ajoutant mes compétences à celle de Sobek, le chef de la sécurité du village. Sachez que le roi Mérenptah, comme ses prédécesseurs, tient votre confrérie en haute estime et qu’il souhaite la voir œuvrer dans la plus parfaite sérénité.
— Tant que l’Égypte sera elle-même, dit Kenhir, il en ira ainsi.
Méhy ne parvenait pas à dérider ce vieux scribe dont la résistance au vin blanc des oasis avait de quoi surprendre. Sans doute serait-il un adversaire plus redoutable qu’il ne l’avait supposé.
— Je dois vous poser une question indiscrète, mon cher.
— Pour tout ce qui concerne les activités de la Place de Vérité, je suis tenu au secret absolu.
— Il ne s’agit évidemment pas de cela, mais de mon prédécesseur, Abry. Son horrible fin me trouble beaucoup, je vous l’avoue. Lui qui était chargé de veiller sur la tranquillité de la confrérie n’a songé qu’à la combattre, et il est allé jusqu’à la rédaction d’un rapport mensonger pour abuser le roi ! Après un tel forfait, il ne lui restait plus, en effet, qu’à se supprimer, mais je retiens une leçon de ce drame : il pourrait exister une coterie de dignitaires plus ou moins influents qui chercheraient à vous nuire.
L’hypothèse ne sembla pas émouvoir le scribe de la Tombe.
— Ce n’est pas nouveau, estima-t-il, et c’est inévitable. Comme les secrets de la Place de Vérité sont bien gardés depuis son origine, les imaginations s’égarent et les convoitises se nourrissent de ces illusions.
— Ce pourrait être un grave danger !
— Il est heureux que vous ne le mésestimiez pas, Méhy. Grâce à vous, nous dormirons tranquilles.
— Vous pouvez compter sur moi, en effet ; et moi, j’aimerais pouvoir compter sur votre aide.
— Une fois encore, je ne rends compte de ma gestion qu’au pharaon ou à son représentant, le vizir.
— J’entends bien, mais je veux parler de notre bonne entente pour lutter contre tout péril qui menacerait la confrérie. C’est pourquoi je vous pose ces questions : avez-vous souvent rencontré Abry, l’avez-vous soupçonné et croyez-vous qu’il ait agi seul ou qu’il était membre d’un complot ?
— Je l’ai rarement rencontré mais, la dernière fois, il a plus ou moins tenté de me corrompre.
— Triste personnage... Que cherchait-il, au juste ?
— Abry était un faible et un opportuniste, il croyait aux vertus de l’augmentation constante des impôts et du pouvoir coercitif de l’administration. La notion de liberté lui était étrangère, et il ne supportait pas que la Place de Vérité échappât à son contrôle. Pour le reste, je suis incapable de vous répondre. Le chef Sobek, quant à lui, croit à l’existence d’un complot et il ne baissera pas la garde de sitôt. Ni moi non plus, d’ailleurs.
— J’espérais des paroles plus rassurantes... Je comprends mieux, à présent, l’inquiétude que j’avais cru ressentir chez le roi. Heureusement, un fait nouveau modifie la situation de manière radicale : Abry est mort, et c’est moi qui le remplace. Qui tenterait de s’en prendre à la confrérie se heurterait forcément à moi. Avec vous-même et le chef Sobek, nous formerons un rempart efficace.
— Puissent les dieux vous entendre, Méhy.
— Nous ne devons décevoir ni le roi ni l’Égypte. Au moindre soupçon, à la moindre alerte, n’hésitez pas à me prévenir et j’interviendrai.
Kenhir préféra ce discours à celui d’Abry. À l’évidence, le général prenait ses fonctions au sérieux, et la Place de Vérité n’avait pas perdu au change.
— Je dois vous demander une faveur, Kenhir.
Le scribe de la Tombe se raidit.
— Oh, rassurez-vous, il ne s’agit pas d’une faveur personnelle, mais d’une obligation administrative que je souhaite résoudre au mieux.
— Je vous écoute.
— Pouvez-vous me faire rencontrer le maître d’œuvre de la confrérie ?